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Les Norvégiens et la nature

Mai 12, 2008

par Thomas Hylland-Eriksen

Le culte de la nature est une composante essentielle de l’identité norvégienne. Plus d’un habitant sur deux passe ses vacances au chalet. Dans les écoles, le ski est obligatoire. Et les cartes postales illustrées privilégient les paysages et curiosités naturelles.

2732821047_dda17e2f6b_bContemplations au lac de Nordås. Photo Diane Berbain

Il suffit de voir Oslo un week-end d’hiver pour se rendre compte que l’amour que les Norvégiens portent à la nature n’est pas un mythe qu’entretiendrait l’Etat ou l’Office du tourisme. Si Londres ou Paris enregistrent dès le vendredi soir un afflux de visiteurs venus jouir des galeries, restaurants, théâtres et autres cinémas, à Oslo, le mouvement s’inverse. Les trains à destination des collines boisées qui entourent la ville sont pris d’assaut. Oslo est au niveau de la mer, et en quelques kilomètres, le chemin de fer s’élève de plusieurs centaines de mètres pour atteindre les stations populaires de Holmenkollen ou de Frognerseteren. Dans un pays aussi peu peuplé que la Norvège, la foule qu’on y côtoie étonne. Les voitures tournent à la recherche d’un stationnement, les fondeurs en pantalons et anoraks rouges et bleus s’élancent sur un réseau complexe de pistes de difficulté et de longueur variées, toutes entretenues par les deniers publics. On le voit, le ski est une activité de masse qui jouit d’une exceptionnelle popularité.

Même si l’exemple du ski peut paraître trop parfait, il est incontestable que la nature est une composante essentielle de l’identité norvégienne. En voici quelques illustrations.

Le culte du chalet de montagne

« Maisons et chalets, point de châteaux », l’adage est repris au vers de l’un des grands poèmes nationaux. L’auteur souligne par là que la Norvège est un pays sans snobisme et sans grandes différences de classe, un pays de gens simples, durs à la tâche, proches de la nature et de ses rythmes.

Il y a pourtant des lunes que les Norvégiens ont, dans leur immense majorité, cessé de dormir dans des cabanes de rondins ou de frêles chalets. La Norvège est riche comme Crésus, et le niveau des logements, l’un des plus élevés au monde. Les Norvégiens vivent pour la plupart en maison individuelle ou dans un appartement cossu doté de tout le confort moderne. Cela ne les empêche pas de valoriser la proximité de la nature et les charmes de la vie rustique. Signalons pour l’anecdote, qu’Arne Næss, le philosophe le plus connu du pays et fondateur du mouvement « deep ecology » passe une bonne partie de l’année dans un chalet spartiate, perdu dans les montagnes entre Oslo et Bergen. De très nombreux Norvégiens passent leurs week-ends et leurs vacances dans le chalet familial, qui doit idéalement se situer dans l’isolement le plus total, au coeur d’un paysage de montagnes vertigineuses. En général, l’endroit est inaccessible en voiture. Les derniers deux ou trois kilomètres se font à pied l’été, à ski l’hiver.Ce chalet est sans eau courante. On tire l’eau du puits ou de l’étang. Dans certains cas, on l’emporte de chez soi, dans des jerrycans. Jugée trop douillette, la douche y est inconnue. Le chalet sera de préférence privé d’électricité, même si la vérité oblige à admettre qu’un chalet sur deux est relié au réseau. Le chalet typique est une cabane en rondins qui comprend un séjour, une ou plusieurs chambres à coucher, un appentis extérieur abritant les toilettes, une soupente à bois et un coin cuisine. Le chauffage est au bois, quoique le mazout soit toléré dans certains cas. Lampes à pétrole et bougies doivent suffire à éclairer les longues nuits d’hiver.Cette sobriété ne s’explique pas par un souci d’économie. Bien au contraire, un chalet de montagne bien situé représente un investissement coûteux, même si l’équipement est minimal. L’absence de confort moderne s’explique par l’idéologie et l’éthique, non par l’économie. (Précisons que de nombreux Norvégiens ont opté pour le chalet en bord de mer, de préférence dans une région tempérée, et que les règles y sont tout autres; il est communément admis que ces chalets-là soient de confortables résidences secondaires.)

Le chalet est le point de départ de la randonnée; à ski l’hiver, à pied l’été. Il est absurde ­ voire immoral ­ de rester une journée entière confiné au chalet. La détente, c’est pour le soir où l’on joue aux cartes devant la cheminée et ­ peut-être ­ un petit verre, si l’on est vraiment rompu par les efforts du jour. Simplicité et rusticité sont les maîtres mots de la vie en chalet, même si les transistors font peu à peu partie du paysage. En revanche, une télévision provoquera une avalanche de propos acides.

Quant au magnétoscope…

La montagne à Pâques

Les vacances de Pâques servent de cadre à une autre utilisation du chalet. En Norvège, l’hiver commence à lâcher prise vers Pâques et il ne reste que le ski d’altitude. Cela ne modère en rien l’enthousiasme des très nombreux Norvégiens qui recherchent précisément ces conditions; les hôtels de montagne affichent complet et sont réservés longtemps à l’avance par les familles qui ne possèdent pas leur propre chalet. Par beau temps, ce qui n’est pas si rare, les rayons du soleil traversent l’air raréfié des sommets et sont immédiatement réfléchis par la neige. Ces dernières années, la presse a souvent dénoncé les méfaits ­ cancer ­ du bronzage intensif en montagne. Reste que l’on peut toujours voir au hâle de ses voisins s’ils ont passés leurs vacances en montagne ou non. Et les randonnées à ski dans l’intense lumière pascale, le sac à dos garni d’oranges et de chocolat ­ solide ou liquide ­ sont pour bien des Norvégiens l’une des expériences les plus gratifiantes qui soient.

Statistiquement, cette transhumance précoce ne concerne qu’une minorité de la population, et la tendance est à la baisse. En 1996, seuls 13 % de la population ont fait ce choix. La montagne à Pâques occupe néanmoins une place à part dans l’idée que les Norvégiens se font d’eux-mêmes. L’événement est devenu le symbole même de la qualité de la vie.

Certains pourraient être surpris de la réaction d’un peuple qui, au sortir d’un hiver long et froid et aux premiers signes d’un printemps pourtant attendu avec impatience, déploie tant d’activité à rechercher les derniers ubacs enneigés. Pour l’humoriste Odd Børretzen, il y a de l’inconscient là-dessous. La présence humaine en Norvège remonte au dégel qui a suivi la dernière grande glaciation. Les nouveaux venus ont accompagné vers le nord le recul du front des glaciers, une région lisière particulièrement giboyeuse. L’auteur avance donc que les Norvégiens, poussés par un atavisme ancestral, s’obstinent à suivre ce recul glaciaire, une théorie qui ne risque guère d’obtenir l’aval de la communauté scientifique.

Randonnées en forêt et en montagne

Dans les petites annonces « rencontres » de la presse locale, les personnes à la recherche de l’âme soeur précisent avec une régularité métronomique que les « randonnées en forêt et en montagne » comptent parmi les activités favorites. Cet argument autopromotionnel est bien plus répandu qu’un intérêt déclaré pour la musique classique ou le roman, par exemple.

Les randonnées en forêt et en montagne permettent de « s’évader », selon l’expression consacrée. On quitte la civilisation, son confort et ses dépravations pour s’approcher de son moi intérieur, pour se réaliser dans la plénitude de son authenticité humaine. Si la randonnée peut être pratiquée en soirée après le travail, elle reste indissociablement liée au week-end. Pour juger de la réussite d’une sortie, il suffit de compter les personnes croisées en chemin. Plus ce nombre est bas, plus la réussite est éclatante.

Une autre valeur généralement associée à ces sorties est le silence ­ l’absence libératrice du fracas pernicieux des villes, de la cacophonie humaine. Cette quête de silence est volontiers expliquée par une volonté de contemplation, par la recherche d’une sérénité de l’âme.Le culte norvégien de la nature présente ainsi de nombreuses facettes. Il est officialisé et par là même, politique. Les espaces vierges sont un symbole national. C’est aussi un culte privé, qui s’insère dans les rituels familiaux, comme la vie en chalet. Il est en outre personnel et individuel. Sur ce plan, le culte de la nature s’apparente indubitablement à une religion. S’il est vrai qu’en Norvège, la religion d’Etat est le protestantisme luthérien, le culte de la nature est lui aussi largement répandu. Et plutôt que de prendre ses distances face à cette résurgence païenne, l’Eglise luthérienne s’est parée de ses séductions. C’est ainsi que les publications chrétiennes s’ornent souvent en couverture de motifs naturels. Autre aspect, la nature est tenue en haute estime par le clergé fonctionnarisé, qui y voit un lieu idéal de méditation et de recueillement. Alors qu’il se fonde sur la dichotomie entre nature et culture ­ la nature est mauvaise, l’homme naît pécheur de la nature ­, le christianisme local parvient de la sorte à éviter une confrontation directe avec une idéologie norvégienne, puissante elle aussi, selon laquelle nature et culture ne sont que les deux faces d’une même médaille. Certains ont même prétendu ­ sans doute par goût de la provocation ­ que la croix chrétienne du drapeau national ne symbolisait pas la passion du Christ mais bien deux skis posés à angle droit.

La nature dans l’affirmation de l’identité nationale

Pour comprendre l’exceptionnelle position qu’occupe la nature dans l’identité norvégienne, il ne suffit pas d’en appeler au climat ou à la géographie. Il faut remonter à la création de l’identité nationale, dont la phase d’affirmation par excellence est le XIXe, siècle qui verra émerger la Norvège moderne. Au début du siècle, la Norvège se retrouve unie contre son gré à la Suède, qui lui laisse pourtant le champ libre dans la plupart des domaines. Auparavant, la Norvège avait été intégrée au Danemark. La langue écrite était le danois et Copenhague était la ville phare de presque tous les intellectuels. Au XIXe, le courant nationaliste traverse l’Europe entière, se renforçant même après les révoltes de 1848. De nombreux peuples soumis ou relégués cherchent à se définir comme nation et luttent pour l’autodétermination.Dans ce processus, une étape importante consiste à cerner une culture nationale, différente de celle des voisins et capable d’unifier en un peuple l’ensemble des habitants ayant une histoire, une tradition et un esprit (Geist) communs. Pour les nationalistes norvégiens, il est donc de première importance de démontrer que la Norvège diffère profondément de la Suède et du Danemark. Or les trois pays ont un passé colonial, et leurs langues et cultures sont étroitement apparentées. A cette époque, nombreux sont d’ailleurs ceux qui pensent que Danois, Suédois et Norvégiens ont tant de points communs qu’ils constituent en fait une seule nation scandinave, vision que les nationalistes norvégiens combattront férocement.

Hélas pour eux, la Norvège est alors un pays pauvre et sous-peuplé, aux marches du continent et pratiquement dépourvu de hauts-faits historiques ­ militaires, culturels et économiques ­ susceptibles d’alimenter l’iconographie nationale. Le seul monument du pays est la cathédrale gothique de Nidaros (Trondheim), chef-d’oeuvre catholique que la Réforme a rendu à jamais inutilisable comme symbole national. Les plus audacieux de ces architectes nationaux n’hésitèrent pas à remonter plus loin dans le temps, prétendant que les Norvégiens d’aujourd’hui sont les héritiers directs des fiers Vikings, mais l’argument ne suffit pas à fonder une nation.

C’est alors que la nature ­ et son culte ­ fait son entrée. Ce que la Norvège manque en richesses culturelles est contrebalancé par une surabondance de paysages variés, impressionnants et majestueux. Les bardes nationalistes se mettent à l’oeuvre et consacrent leurs vers à la louange des montagnes et des espaces infinis, les peintres montrent une nature sauvage et indomptable… L’identité nationale norvégienne se cristallise peu à peu autour d’un mode de vie fondé sur la proximité, le respect et l’amour d’une nature (norvégienne) essentiellement montagneuse et subarctique qui exige de ceux qui tentent d’y survivre une débauche de courage, de force et d’endurance. Dans cette nouvelle perspective, les Danois et les Suédois font figure de peuples urbains décadents et efféminés, contrastant avec le nouvel idéal national du Norvégien d’une intrépide robustesse, en prise directe sur le réel et épris de ses âpres paysages.

Les vastes terres vierges de la Norvège deviennent ainsi la poutre faîtière de la construction nationale. Le slogan de la nouvelle nation est d’ailleurs « Unis et loyaux jusqu’à ce que s’effondre Dovre », référence directe à un massif montagneux de la Norvège centrale, et non par exemple « Unis et loyaux jusqu’à ce que s’effondre le Storting (parlement) ».

Nansen

Dans sa récente biographie de Fridtjof Nansen, Tor Bomann-Larsen écrit que la nation norvégienne a été édifiée sur la seule personnalité de l’explorateur polaire.

L’affirmation est certes discutable, mais il ne fait guère de doute que Nansen ait été le premier et principal moteur de l’identité nationale moderne, avec ses composantes de vie au grand air et d’environnement rude et inhospitalier. L’exploit le plus célébré de Nansen est la première traversée du Groenland à ski. Ses activités d’explorateur sont elles aussi indissociablement liées à la pratique du ski et aux conditions climatiques extrêmes. Même si d’autres avaient préparé la voie, Nansen s’impose vers la fin du XIXe comme le prototype de l’explorateur intrépide. Il est le premier à prouver que la pratique du ski et le culte de la nature peuvent fonder une politique. Le rêve de Nansen ­ qui se soldera par un échec il est vrai ­ n’était-il pas de fonder des colonies norvégiennes dans ces régions polaires qu’il avait été le premier à explorer ?

Sports d’hiver

3247795443_9c15ae8c98_bCertains Norvégiens n’hésitent pas à utiliser autre chose que les skis pour se déplacer sur la neige. Photo Diane Berbain

Parmi les anoraks et culottes de golf qui envahissent les forêts pendant les week-ends se détachent aussi quelques tenues collantes révélant des cuisses musclées ­ masculines et féminines ­ montées sur des skis aussi fins que coûteux. Ils sont l’apanage d’une élite sportive qui va plus vite et plus loin, rêvant de médailles d’or et de gloire nationale.

Dominant la ville d’Oslo ­ à quelques pas des pistes ­ se découpe la silhouette du Holmenkollen Park Hotel. Ce centre de conférences très apprécié est aussi le lieu de prédilection où les Norvégiens invitent leurs collègues et relations de l’étranger. Le Holmenkollen Park est richement pourvu de symboles nationaux: il est construit dans un style romantique national dit « aux dragons », est entouré de forêts de sapins, les employés sont vêtus de costumes nationaux, le restaurant propose du filet d’élan et de la confiture d’airelles et est décoré de coffres polychromes aux motifs dits « à la rose ». Le premier intérêt de l’hôtel est pourtant une série de salons de réception baptisés des plus grands noms du panthéon norvégien et abondamment décoré de photos de ces mêmes célébrités. On y trouve ainsi le patineur Oscar Mathiesen, la patineuse artistique Sonja Henie et le skieur Thorleif Haug, pour ne citer qu’eux. « Pas de généraux ? » s’étonneront certains hôtes venus d’ailleurs. La réponse est non. Le ski ­ et dans une moindre mesure le patin ­ occupe une place à part dans la sphère publique norvégienne. Il y supplante même le football, sport planétaire s’il en est. C’est que le ski s’inscrit dans la pensée qui a porté Nansen. S’il n’a pas su doter la Norvège de nouvelles colonies, s’il n’a pas eu de pouvoir politique réel, Nansen est un élément important de la fierté norvégienne. Lorsque des athlètes norvégiens triomphent dans de grandes compétitions internationales, le pays se hausse symboliquement au rang de grande puissance. Cela aussi, c’est à Nansen qu’on le doit.Si Nansen avait traversé le Groenland à vélo plutôt qu’à ski, il est fort possible que les sports d’hiver n’auraient pas acquis cette prééminence symbolique. Il n’est pas sûr du tout que l’expression « Les Norvégiens naissent les skis aux pieds » serait aussi répandue qu’elle ne l’est aujourd’hui. Car de nos jours, c’est bien par la pratique du ski que l’on devient culturellement norvégien. Les journées de ski scolaire ont valeur de rite de passage, comparables à la participation obligatoire aux célébrations annuelles de la Constitution de la mi-mai.

La pureté norvégienne

Au début des années 70, l’opinion publique commence à s’inquiéter des pluies acides qui menacent les lacs de pêche et les forêts de conifères. Aussitôt, les autorités norvégiennes montrent du doigt les industries britanniques et allemandes. D’une manière générale, elles n’avaient d’ailleurs pas tort, l’avenir allait le confirmer.

Cette attitude, selon laquelle la pollution et les déchets viennent de l’extérieur alors que la Norvège elle-même est propre, est extrêmement répandue. Elle a fait une réapparition remarquée en 1994, à l’occasion du débat sur l’adhésion de la Norvège à l’Union européenne. Les organisations agricoles norvégiennes ont alors affirmé que les produits norvégiens étaient plus sains, plus naturels que ceux des Etats membres de l’Union. Que les faits aient dans la plupart des cas démenti ces accusations n’a pas empêché les partisans du non de l’emporter.

La Norvège est un pays de villes, mais elles ne distinguent guère des celles des pays voisins. La Norvège possède de profondes forêts, mais elles couvrent aussi la Suède et la Finlande. La Norvège est même par endroits un pays de plaines agricoles et son archipel côtier peut être ­ les deux mois d’été ­ un paradis des vacanciers et des baigneurs. Mais ces paysages n’ont rien d’exceptionnel.

3247324115_376d5cd31c_bSur le mont Blåmanen, Bergen. Photo Diane Berbain

La Norvège se distingue par ses fjords et ses montagnes. La promotion des jeux d’hiver de 1994 a confirmé l’image que l’industrie touristique et les autorités norvégiennes avaient choisi de donner du pays pour y attirer les visiteurs. Les cassettes vidéo distribuées aux chaînes étrangères avant les J.O. présentaient la Norvège comme un pays d’immenses espaces blancs, d’animaux sauvages, de skieurs solitaires et de rustiques chalets de rondins.

Et la vie urbaine ?

Résumons. L’identité nationale norvégienne est intimement liée à la démesure des paysages naturels, de préférence hivernaux. Mais les faits sont têtus. La plupart des Norvégiens vivent en ville ou en agglomération, la Banque mondiale avançant le chiffre de 75 %. La seule région d’Oslo, la plus dense, compte 1,5 million d’habitants, chiffre élevé lorsqu’on le rapporte à la population totale de 4,5 millions. Les statistiques révèlent aussi que la vie quotidienne des Norvégiens ne diffère guère de celle des autres Européens. Ils boivent du café de Colombie, du jus d’orange de Floride, du thé de Ceylan et des vins d’importation. Ils portent des costumes et des jeans, roulent en voiture de marque étrangère (mais consommant du carburant local) et consacrent grosso modo leurs journées aux mêmes occupations que leurs voisins européens. Ils souffrent des mêmes problèmes de racisme et de xénophobie que les Allemands, les Anglais et les Français. Le nombre de chasseurs est modeste et celui des agriculteurs de montagne, microscopique. Faudrait-il en conclure que la Norvège n’a rien de spécial, comparée au reste de l’Europe ? Ce serait trop simple. L’identité nationale n’est pas tant liée au mode de vie réel qu’à des valeurs culturelles et des représentations partagées par une même communauté humaine. L’idéologie norvégienne dominante associe l’originalité et l’identité nationales à la pureté de la nature, aux valeurs égalitaristes, au dépouillement et à la blancheur de l’hiver. Elle se confirme dans la pratique par les rituels décrits ci-dessus: les sorties à ski, les randonnées en forêt et en montagne, la vie en chalets, les vacances pascales et autres activités du même tonneau. Cette idéologie aurait été inutilisable dans une optique nationaliste si elle avait, par exemple, mis en avant la vie urbaine à Bergen ou à Oslo, puisqu’elle n’aurait alors pas réussi à démarquer les nationaux des autres. Toute symbolique nationale vise à mettre en évidence les particularismes. Et quand les sheiks arabes du pétrole s’habillent en bédouins, ils véhiculent la même symbolique nationaliste que lorsque les sheiks norvégiens du pétrole revêtent, en certaines occasions, les atours des paysans du XVIIIe siècle.

L’iconographie officielle de la Norvège pure et naturelle s’accorde donc assez mal avec la vie quotidienne de la plupart de ses habitants, qui ont sans doute bien plus de points communs avec les autres peuples européens modernes. Les Norvégiens roulent en voiture et regardent la télévision, mangent des pizzas surgelées et travaillent sur écran informatique, mettent des costumes et boivent du café.

L’iconographie officielle de la Norvège ­ paysages subarctiques purs et vierges ­ s’accorde en revanche très bien avec l’image que les Norvégiens se font d’eux-mêmes. C’est pour cette raison que les habitants de la capitale quittent leurs appartements douillets pour partir dans les forêts de Nordmarka affronter pour quelques heures la neige et les frimas. S’ils le font, c’est pour confirmer qu’ils sont ­ envers et contre tout ­ norvégiens.

Thomas Hylland Eriksen, né en 1962, est professeur d’anthropologie sociale à l’université d’Oslo et rédacteur du magazine Samtiden. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le nationalisme, les relations ethniques et les changements culturels, dont Typisk norsk: Essays om kulturen i Norge (Typiquement norvégien: Essais sur la culture en Norvège -1993).

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